Antoine de Saint Exupéry s’est-il suicidé le 31 juillet 1944, il y a quatre-vingts ans aujourd’hui ?

« Le Petit Prince » est dans le domaine public, sauf en France où il ne le sera qu’en 2032. « L’essentiel est invisible pour les yeux, on ne voit bien qu’avec le cœur… » .

Saint-Exupéry, dont nous fêtons le quatre-vingtième anniversaire de la disparition ce 31 juillet 2024, a fait de cette pensée une vérité qui s’est imposée depuis quatre-vingts ans et Le Petit Prince lui a donné une portée universelle. On se souvient de Gérard Philipe qui, de sa voix prenante, suffisait seul, justement sans les yeux, à la radio, à porter l’essentiel du message en laissant l’imagination des enfants – de leurs parents – vagabonder dans l’univers onirique du Petit Prince blond et du renard.

Traduit plus de cent fois – même en tiffinar, le langage des Touaregs -, vendu à des millions d’exemplaires, on peut penser que la manne financière a été importante même si aujourd’hui elle doit s’amenuiser, tant pour l’éditeur Gallimard que pour les héritiers et qu’il était nécessaire de penser à en conserver les avantages depuis que l’œuvre est tombée dans le domaine public en 2015, après le délai légal de 70 ans. Les héritiers d’Antoine de Saint-Exupéry, ses neveux (François d’Agay, le dernier des quatre s’est éteint le 20 mars 2024, après Jean, son frère mort en 2022 et ses sœurs Mima morte en 2020 et Mireille en 2021 les « quatre fantastiques » nièces et neveux d’Antoine de Saint Exupéry) et petits neveux, ne perçoivent plus de droits que dans sept pays (États-Unis, Italie, Espagne, Russie (!), Mexique, Colombie et France), où les œuvres littéraires de l’aviateur-écrivain ne sont pas encore libres de droits, alors qu’elles le sont partout ailleurs. Mais rassurons-nous, après 70 années…

La gestion des droits attachés au Petit Prince est une véritable entreprise dont le but, même s’il est à l’origine de transmettre les valeurs morales et philosophiques de notre Aviateur, a rejoint depuis longtemps celui, plus lucratif, du business de la marque. Il faut se hâter de consolider le chiffre d’affaire, car « Le Petit Prince », tombé comme on l’a vu dans le domaine public en 2015 dans le monde entier – sauf en France – où il ne le sera qu’en 2032, fera, n’en doutons pas, un trou énorme dans les différentes institutions, organisations ou sociétés qui en gèrent les profits. Chez nous, il bénéficiera de la protection du droit d’auteur étendu jusqu’en 2032 du fait que Saint-Exupéry soit mort pour la France… (lire ici)

 

Mort pour la France oui, mais…

 

Et c’est là que l’histoire nous revient car on peut se poser une question… essentielle, en reprenant la lecture de ses deux dernières lettres, très pessimistes, laissées sur son bureau la veille de sa disparition, dont celle écrite à Pierre Dalloz, architecte avec qui Saint-Exupéry se lia d’amitié à partir de 1939 : « Cette termitière future m’épouvante, je hais leurs vertus de robots, moi, j’étais fait pour être jardinier… ».

Et en y ajoutant les nombreuses interrogations qui subsistent après la découverte, en 1998, de sa gourmette et, en 2000, de l’épave de son avion. Les spécialistes vous éclaireront sur ces points – la trajectoire de la mission et du vol, la puissance de l’aéronef (un P-38 Lightning est plus rapide en montée avec un plafond plus élevé face à un hypothétique avion allemand – évoqué plusieurs décennies après par le pilote Horst Rippert qui l’aurait abattu au dessus de l’endroit où l’épave de l’avion de Saint Exupéry a été retrouvée) – qui confirmeraient – aux dires d’un seul homme, le pilote allemand, 70 ans après qui déclarait au Figaro en 2008 : « Après l’avoir suivi, je me suis dit, si tu fous pas le camp, je vais te canarder. J’ai tiré, je l’ai touché, le zinc s’est abîmé. Droit dans l’eau. Le pilote, je ne l’ai pas vu. C’est après que j’ai appris que c’était Saint-Exupéry » « Si j’avais su que c’était Saint-Exupéry, l’un de mes auteurs préférés, je ne l’aurais pas abattu… » racontait Horst Rippert, âgé aujourd’hui de 88 ans – avançant ainsi la seule hypothèse qui voudraient qu’il eût été « descendu » en mission.

Sachant que le type d’avion, un Messerschmitt BF-109 piloté alors par ce monsieur qui avait aperçu le P-38 Lightning, plus performant que le sien, à plus de 3000 mètres au dessus de lui quant il aurait décidé de le pourchasser et de l’abattre, sachant également que, quelques jours après la mort du célèbre chanteur Ivan Rebroff, né Hans Rolf Rippert (1931-2008), l’ancien pilote de la Luftwaffe avait affirmé dans la presse allemande qu’il était son frère aîné, espérant ainsi hériter de sa fortune, on peut raisonnablement douter de sa version des faits, s’agissant de Saint Exupéry… cela dit, cette version arrange bien l’Histoire pour certains…

Malgré toutes ces incertitudes, sur l’hypothèse du suicide du Grand Homme… chut ! Omerta ! Car enfin, pour rejoindre Borgo (base de Saint Exupéry en Corse) depuis Lyon, avec un couloir rhodanien truffé de DCA allemande et de chasseurs de la Luftwaffe, il eût peut-être été judicieux – les historiens spécialistes et les pilotes pourront nous éclairer – avec un appareil qui le permettait largement, de survoler les Alpes à très haute altitude, sur la frontière Franco-italienne, pour éviter le feu de la DCA et les chasseurs ennemis, de rejoindre la Corse sans encombre

Alors pourquoi tous ces mystères ? Peut-être pour maintenir coûte que coûte le statut de « mort pour la France » qui, comme on l’a dit précédemment, permet de prolonger la manne des droits d’auteur ; dans ce cas, même si l’essentiel reste invisible pour les yeux, il n’en va pas de même pour le portefeuille et chaque nouvelle production contribue (dans un cadre protégé) à renouveler l’intérêt du public et les apports financiers, au détriment de l’essentielle beauté du message originel de Saint-Exupéry, qui a été, tout au long de sa vie, profondément détaché des choses matérielles. Peut-être aussi, semble-t-il, pour des raisons religieuses, bien que cette hypothèse soit faiblement éclairée par les nombreux écrits sur l’aviateur.

Est-il besoin, aujourd’hui, de créer, d’éditer et de vendre encore un nombre incalculable de produits, du mug à la trousse de toilette enfantine, notamment, à l’effigie du Petit-Prince et des autres personnages, de produire des films d’animation qui dénaturent l’image du conte comme celui de Mark Osborne en 2015, pour conserver à l’œuvre de l’aviateur sa portée universelle ? La question reste posée, car l’enjeu financier est énorme et même si la vente des droits a déjà rapporté gros, principalement pour les ayants-droits, « cette même succession tente de conjurer ce mauvais coup du droit de la propriété littéraire et artistique ; et vient donc d’annoncer que chaque personnage sera déposé en tant que marque. En effet, selon le Code de la propriété intellectuelle, toute appellation ou signe peut valablement constituer une marque ; si plusieurs conditions de fond assez peu dirimantes sont réunies. » (Lire sur cet aspect juridique le billet d’Emmanuel Pierrat ici) On ne peut être plus clair !

« J’ai engagé ma chair dans l’aventure. Toute ma chair. Et je l’ai engagée perdante. » avait écrit Antoine de Saint Exupéry dans l’un de ses premiers livres « Pilote de guerre ». Plus émouvant encore, dans sa dernière lettre à Sylvia Hamilton « Je dois sans doute faire quelque chose dans la vie, qui est hors de l’amour, et suis terriblement tourmenté de ne pas savoir lire mon chemin dans les étoiles… » que l’on peut mettre en résonance avec ce passage de celle écrite au “Général X”, à La Marsa, près de Tunis « Aujourd’hui bien sûr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents intolérable. Ce n’a point à faire avec l’amour. »

Antoine Saint Exupéry, en 1944, semblait surtout, comme on a pu le lire souvent, complément désabusé et dépressif. Par ailleurs, l’avion qu’il pilotait lors de sa dernière mission depuis Borge, le bimoteur P-38 Lightning, était un avion puissant, performant, piloté habituellement par des jeunes aviateurs de 20 à 30 ans, sportifs et en pleine forme… Lui avait quarante-quatre ans et souffrait des séquelles de ses deux accidents d’avion dont il fut victime dans la vie civile, celui de 1935 en Libye et, surtout, celui de 1938 au Guatemala ; il avait également une vie particulièrement « agitée » et une relation turbulente avec Consuelo de Saint Exupéry (née Sançun), son épouse, il écrivait énormément – et brillamment – et dormait peu, il fumait beaucoup et buvait raisonnablement… Alors…

Pourquoi lui refuserait-on le droit d’avoir eu envie de mettre fin à ses jours, alors qu’il se dirigeait plein sud après sa mission photographique sur la région de Lyon ? Ce cap de retour aurait pu lui permettre, arrivant au dessus de Cassis et virant à l’Est en suivant la côte, de survoler une dernière fois le Château de la Mole, près de Saint-Tropez, propriété de la famille Boyer de Fonscolombe, endroit cher à la famille où Marie de Saint Exupéry, la mère d’Antoine, a grandi. Lieu cher à Antoine où il passa des moments merveilleux jusque à l’âge de sept ans… Peut-être avait-il également, avant, survolé cet autre château, au nord de Lyon où sa mission l’avait amené ; Saint-Maurice de Remens, laissé en héritage à Marie de Saint Exupéry par sa tante, berceau d’autres grands moments dans son enfance. C’est près de ce château, sur l’aérodrome d’Ambérieu en Bugey sur le champ d’aviation de Bellièvre, tout prêt de Saint-Maurice-de-Rémens où il passait ses vacances, qu’il monta pour la première fois dans un avion, en 1912.

Après tout, d’autres grandes plumes, Romain Gary et Ernest Hemingway, pour ne citer qu’eux, écrivains de grand talent, se sont eux aussi suicidés et personne n’en a jamais fait mystère. D’ailleurs, le premier, l’auteur de « La promesse de l’Aube », au cours d’un entretien avec la journaliste Caroline Monney, répondit à une question : « Vieillir ?, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais ». Cet écrivain-diplomate originaire d’une famille juive de Lituanie, également héroïque pilote de la seconde guerre mondiale, Compagnon de la Libération, consul de France à Los Angeles, mari de l’actrice Jean Seberg, auteur de plus de trente livres et de quelques films, deux fois lauréat du prix Goncourt sous deux noms différents (Gary et Ajar), ce génial aventurier qui se tira une balle dans la bouche en 1980 n’a qu’un héritier, le fils unique qu’il eut avec Jean Seberg, Diego, qui gère l’œuvre de son père avec discernement… et discrétion.

De son côté, Ernest Hemingway qui a mis fin à ses jours avec son fusil en 1961, ne tombera dans le domaine public qu’en 2031, même s’il l’est déjà, au Canada depuis 2012, alors qu’aux États-Unis, comme en France d’ailleurs, la durée à respecter sera de 70 ans.

Même si Antoine de Saint Exupéry avait décidé de mettre fin à ses jours, cela n’entame en rien aujourd’hui la beauté et la portée universelle de son œuvre ; dans Citadelle, son dernier opus inachevé, il évoque pourtant la vénalité de ceux-là qui ne pensent qu’au profit. « Beaucoup s’ennuient et rêvent de la soupe, car si tous les dieux dorment en toi, ne te reste que l’appel des satisfactions de ton ventre. » Seul le créateur importe, le reste n’est que misère de l’âme… et bonheur de la panse.

Jean-Louis Chollet

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