Ah qu’il est doux de regarder les tempêtes quand on est à l’abri…

J’ai choisi,  pour ce coup de coeur dominical,  mon poète romain préféré, l’épicurien Lucrèce (1er siècle avant JC). C’est peut-être pour cela, d’ailleurs, qu’il est mon préféré, parce que j’ai découvert avec lui l’épicurisme. En effet il explique dans son oeuvre à loisir les théories du grec Epicure, inventeur de l’épicurisme… Tout est constitué d’atomes, y compris l’âme, les dieux… et donc il n’y a aucune raison d’avoir peur de la mort.

Dès notre première rencontre, Lucrèce est devenu un guide, une doctrine de vie pour moi, moi qui ai toute ma vie oscillé entre stoïcisme (avoir la possibilité de choisir de mourir quand la vie ne permettra plus une vie digne et qui vaille la peine de rester vivant) et épicurisme, jouir des beautés et des plaisirs de la vie, refuser l’austérité des protestants qui ont peur du plaisir… 

Je l’avais découvert en cours de latin, en Terminale, et nous avions commencé l’étude de Lucrèce le jour même où Henri de Montherlant s’était donné la mort.  Notre professeur nous avait expliqué qu’il contestait que la mort de Montherlant fût la mort d’un stoïcien, parce que, justement, il avait choisi de mourir parce qu’il ne pouvait plus jouir de ce qu’il aimait, les plaisirs des yeux, les bustes romains, la corrida etc.

J’avais trouvé alors que son explication se tenait et je le pense toujours. Et je continue de naviguer entre stoïcisme et épicurisme 😉

Or, en ce jour de septembre 1972, nous avions découvert et traduit le début du livre II du De rerum natura (de la nature des choses) qui, outre l’épicurisme m’avait fait découvrir et comprendre, en latin bien mieux qu’en physique ce qu’étaient les atomes. Ben oui, en ces temps bénis des dieux, la culture classique, gréco-romaine c’était un pas dans un monde de connaissances abyssales. C’est en faisant du grec, d’ailleurs que j’ai découvert, ahurie Erastosthène, géographe, extraordinaire érudit qui gérait la bibliothèque d’Alexandrie et qui était en même temps un savant, un physicien sans le titre,  qui, au 3ème siècle avant JC, avait su mesurer la circonférence de la terre avec un bâton, un puits et le soleil… Fabuleux.  C’était le temps où, bien avant Molière on cultivait le goût de l’honnête homme, beau et bon au propre et au figuré, cultivé, s’intéressant à l’art comme à la technique, aux sciences comme à la littérature, à l’esprit comme au coeur… Fabuleux génie de l’homme… Rien ne peut être au-dessus.

Désolée de vous infliger mes réminiscences datant de 51 ans… Je reviens à mes moutons.

Les premiers vers du livre II du Rerum natura m’ont éblouie, c’était la première fois que je rencontrais quelqu’un qui dise si clairement, sans rougir,  le plaisir que l’on a à contempler une tempête et à être à l’abri, même si d’autres sont en danger. Et, depuis au milieu de chaque tempête qui souffle, alors que je suis à l’abri et que je contemple les éléments déchaînés derrière ma fenêtre, je déclame « suave mari magno… » 

Evidence, me direz-vous ? Non, à l’époque cela faisait figure de paradoxe, car il était « mal » de se réjouir d’être à l’abri quand d’autres étaient en danger au milieu de la tempête…

Et c’est tout un programme qu’énonce Lucrèce : le philosophe qui voit clair va éviter de se mêler des petites choses de la vie, des petites batailles, se mettre en hauteur, afin de ne pas remplir sa vie de choses inutiles, de batailles inutiles, de désirs de grandeur, de richesses.. inutiles pour l’homme de bien.  Bref, Lucrèce ici fait l’éloge de la vie philosophique…

Pour cela, l’homme doit écarter de lui ce qui lui apporte contrariétés et souffrances, et notamment les peurs inutiles comme celles apportées par la religion qui ne sont que superstition et contes de bonnes femmes… les  Dieux ne peuvent exister pour un philosophe épicurien qui a compris que tout n’était qu’atomes… Je sais que d’aucuns de nos lecteur sont croyants mais je les sais aussi suffisamment tolérants pour accepter que l’on puisse penser et croire autrement qu’eux. Et je les sais aussi suffisamment curieux et amoureux et du beau et de la connaissance pour apprécier ce beau poème !

 

Traduction (1 – 19) de Bertrand Chesneau

Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,

Il est doux, lorsque les vents troublent les flots sur la grande mer,

e terra magnum alterius spectare laborem ;

de regarder depuis la terre le labeur important d’un autre

non quia vexari quemquamst jucunda voluptas,

non pas parce que c’est (e)st) un plaisir agréable que quelqu’un soit tourmenté

sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.

mais parce qu’il est doux de voir à quels malheurs on échappe soi-même.

Suave etiam belli certamina magna tueri

Il est doux aussi d’observer les grands combats de la guerre

per campos instructa, tua sine parte pericli .

en ordre dans les plaines, sans que tu participes au danger.

Sed nihil dulcius est bene quam munita tenere

Mais rien n’est plus doux que d’occuper des temples sereins, bien protégés,

edita doctrina sapientum templa serena

édifiés selon la doctrine des sages,,

despicere unde queas alios passimque videre

d’où l’on peut regarder d’en haut les autres, (et) les voir errer de tous côtés

errare, atque viam palantis quaerere vitae,

et rechercher le chemin d’une vie dispersée

certare ingenio, contendere nobilitate,

faire assaut d’intelligence, rivaliser de noblesse,

noctes atque dies niti praestante labore

jour et nuit s’efforcer par un labeur immense

ad summas emergere opes rerumque potiri.

de s’élever vers les plus hautes richesses et maîtriser le monde.

Ô miseras hominum mentes, ô pectora caeca !

Oh misérables esprits humains, Oh cœurs aveugles !

Qualibus in tenebris vitae quantisque periclis

Dans quelles ténèbres de la vie et dans combien de dangers

degitur hoc aevi quodcumque est ! Nonne videre

se passe ce temps de vie quel qu’il soit ! Comment ne pas voir

nihil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui

que la nature ne réclame rien d’autre pour elle-même que ceci :

corpore sejunctus dolor absit, mensque fruatur

que la douleur séparée du corps s’éloigne et que l’esprit jouisse

jucundo sensu cura semota metuque ?

d’un agréable sentiment, éloigné du souci et de la crainte ?

 

Lucrèce, De Rerum Natura Livre 2, vers 1 à 19

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12 Commentaires

  1. Lors des concerts actuels de Mylène Farmer (500.000 places vendues), elle fait son entrée en scène dans une nuée de corbeaux (motif principal du concert intitulé « Nevermore » en clin d’oeil à un poème de Poe traduit par Mallarmé, Baudelaire…) qui elle-même se révèle être un tourbillon d’atomes. L’entrée en scène a été jugée par certains « fans » trop simple par rapport à d’autres plus spectaculaires (en 2019, elle descendait du ciel dans un croissant de Lune en référence à l’expression « avoir décroché la Lune »). Cette entrée en scène est aussi un clin d’oeil à un clip de 2005 où, poursuivie par des corbeaux incarnant ses démons, elle disparaissait de façon similaire, ses atomes étant dispersés par le vent. https://www.youtube.com/watch?v=9TyqtWUTj6M
    Tout en offrant un spectacle très « populaire », elle puise dans ce fond philosophique très ancien et lui rend une actualité. Cette entrée en scène est une façon de revendiquer son épicurisme dans un décor néanmoins religieux (une cathédrale renversée) :
    https://vk.com/mylene.farmer?from=top&z=video-15417368_456240043%2Fc2f9f3410bf589115c%2Fpl_wall_-15417368

    • Merci pour ces explications je ne connais pas bien Mylène Farmer j’ignorais cette facette passionnante

  2. Moi qui ne croyais qu’en les mathématiques ! et en la seule rigueur déductive et strictement rationnelle !

    Merci pour ce recentrage Christine. La rigueur peut avoir droit de cité même dans la philosophie. Preuve vient d’en être faite avec cette belle démonstration sur l’épicurisme.

    Et je reviens souvent à ce en quoi pensait Pascal !

    Ah ces grecs antiques ! s’ils n’avaient pas vécu, notre monde serait peut-être resté un chaos !

  3. Merci de nous elever vers ces cimes de sagesse et de finesse de perception de nos géants passés (?), condensées en beauté où l’on entrevoit fugitivement l’éternité, sans commencement ni fin. Un instant loin de la tristesse des événements infligés, de la médiocrité, de la peur et de la souffrance. De la finitude. Écarté de l’option latin il y a longtemps afin de créer des « classes hétérogènes », j’ai souffert de ce manque aux conséquences longues jusqu’à ce jour. Vous mettez du baume sur ma vieille plaie. Comme j’aurais aimé vous avoir comme professeur. Merci madame.
    (S’adresse à Christine.)

  4. La philosophie du bon sens contre les ténèbres de la religion se nourrissant de la douleur et du repentir. Joli programme dominical!

  5. Bonjour,

    Merci pour cette belle lecture de ce texte magnifique.

    J’ai été, moi aussi, extrêmement, touché par Lucrèce quand je l’ai découvert …

    J’imagine même que de très pieux moines l’ont recopié pour nous le transmettre à une époque ou à une autre :=)

  6. Merci pour ce beau moment. Épicure, contrairement à l’idée reçue, n’était pas partisan de la débauche et de l’abus. Donnez moi un verre de lait que je fasse bombance. Le plaisir des choses simples de la vie, jouir de chaque moment heureux. Du ciel bleu, des conversations avec des amis sous le térébinthe de la philosophie, d’un bon repas, de la beauté. Des rares moment de grâce que nous laisse le tyran en place. Il faudrait le chasser de la cité comme le faisaient les Grecs avec l’ostracon…

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