Le conte du jour : l’aveugle…

Comme à l’accoutumée, à mon retour de l’école, mes camarades et moi, traversions la grande avenue qui divisait le cimetière du quartier juif, le Mellah, avant de prendre chacune la direction de son domicile.

Souvent, la vieille aveugle, invariablement vêtue de noir de la tête aux pieds, sortait du cimetière où elle semblait passer ses journées. La canne qu’elle tenait était presque soudée à sa main droite, comme son prolongement. Lorsqu’elle s’apprêtait à couper la route, nous nous précipitions toutes à son secours. Elle paraissait fatiguée et triste. Mon cœur et ma conscience ne me permettaient pas de lui tourner le dos, ainsi je l’accompagnais presque quotidiennement chez elle, vers son petit univers comme elle l’appelait. Une mansarde minuscule où elle vivait dans une grande et vieille maison du quartier. Une fois chez elle, elle m’offrait habituellement un verre de limonade ou une friandise que je n’osais refuser par peur de la froisser.

Un jour pourtant, dès qu’elle ouvrit la porte de sa chambrette, elle me demanda d’une voix très douce, « enfant, merci infiniment. Entre, je te prie et laisse-moi jouir de ta compagnie, si cela ne te gène pas trop ».

« Du tout », m’empressai-je de répondre. « Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ? » la questionnai-je.

« Oui, sans doute. Je voudrais que tu m’écoutes seulement ; s’il te plaît ».

Et sans attendre ma réponse, elle se mit à parler d’une voix que je ne connaissais pas, une voix jeune, mélodieuse qui me berça tout au long des heures qui suivirent. Elle me raconta l’histoire la plus inattendue, la plus touchante, et peut-être la plus pénible….

« Il était une fois », entama-t-elle, et comme touchés par une baguette magique, ses traits se détendirent. En un instant, son visage sombre s’éclaira et un rayon de lumière fit briller ses yeux éteints.

« Dans un pays lointain, dans une grande vallée, nichée derrière un rideau de longs hêtres, se trouvait une maisonnette au toit couvert de tuiles rouges, dans laquelle vivait une petite famille. Il y avait le père qui travaillait sa terre de l’aube à la tombée du jour, et la mère, qui venait juste de donner naissance à un très beau garçon qu’elle gardait à ses côtés tout en vaquant à ses interminables corvées.

Leur vie était bonne malgré leur dur labeur. Avant le coucher du soleil, la femme avait toujours son pot de soupe chaud et prêt pour son époux. Dans sa cheminée, les flammes dansaient, pétillantes et vives durant les longues nuits d’hiver. Ils étaient heureux et ne se plaignaient jamais, même quand les mauvais temps s’abattaient parfois sur eux.

Quand leur fils fêta son premier anniversaire, le père rentra cette nuit-là, malade. Le vent glacial de l’hiver avait eu raison de ses forces et il succomba à une fièvre lancinante. Dévouée, son épouse resta à son chevet, le surveillant attentivement sans relâche, tout en gardant un œil vigilant sur leur turbulent petit garçon. Elle nourrissait son époux malade à petites cuillerées de sa bonne soupe, à laquelle elle ajoutait les rares morceaux de viande qui lui restaient. De temps à autre, elle épongeait le front du malade à l’aide d’un torchon humide.

Les jours passèrent sans apporter une amélioration à l’état de santé de l’homme, jusqu’à son trépas.

La pauvre femme versa un torrent de larmes impuissantes et inefficaces à ranimer le corps rigide de son défunt époux. Les voisins vinrent l’aider, mais repartirent tout de suite après les funérailles.

La jeune veuve resta toute seule dans sa petite maison avec son bambin. Le lopin de terre qu’elle possédait demandait des forces qu’elle savait ne pas avoir.

Souvent, elle plaçait son enfant sur son dos, le soudant à elle à l’aide d’une large bande de tissu, puis partait aux champs. Encombrée de son lourd fardeau, elle réussissait tant bien que mal à planter quelques légumes qui lui servaient à garnir sa soupe. L’unique vache qu’elle possédait, lui donnait assez de lait pour nourrir son enfant, et avec les restes, elle fabriquait du beurre et du fromage, qu’elle consommait jour après jour.

Avec l’arrivée du printemps, elle se sentit tellement affaiblie qu’elle décida de vendre aux fermiers voisins ses terres et de ne garder que la petite maison et son potager. Aucun acheteur ne vint et la pauvre femme dut se faire à l’âpre impécuniosité d’où elle ne savait comment s’extraire.

L’enfant, entre temps grandissait. Le temps vint où, perché sur ses petites jambes dodues, il put se tenir debout et faire ses premiers pas hésitants. La mère comprit que, sans surveillance, il devenait dangereux de le laisser à lui-même. Mais, il fallait qu’elle aille à son potager, retourner la terre, faute de quoi, ses récoltes périraient.

 Les jours devenant plus cléments, elle prenait son enfant avec elle. Elle étendait une nappe sur la terre sous l’ombre bienfaisante d’un grand arbre et y déposait son fils, le barricadant d’une barrière d’oreillers. Mais l’enfant était trop jeune et trop curieux, et il voulait à tout prix essayer ses nouvelles petites jambes. Il se leva et se mit à marcher, puis buta sur les oreillers qu’il repoussa. À travers la brèche il s’aventura plus bas dans le potager. Il tomba plus d’une fois, mais se remit sur ses pieds ou bien, rampa aussi loin qu’il le pouvait.

Entre les pierres du jardin, sous les rayons chauds du soleil, somnolait un serpent noir. L’enfant posa malencontreusement son petit pied sur sa queue. Le reptile se réveilla et, vif comme l’éclair, mordit instantanément le petit garçon. Son hurlement de douleur fendit l’air.

La mère accourut aussi vite que ses jambes lui permettaient, et à l’aide de sa pelle, elle fracassa la tête du serpent. L’enfant gémissait de douleur et son petit corps devenait peu à peu inerte. La morsure du serpent était visible au bas de l’abdomen près de la naissance de la jambe. La mère prit rapidement son couteau et ouvrit la plaie, qui graduellement noircissait. Elle se mit à sucer le sang et le venin qu’elle cracha aussitôt. Toutes ses tentatives n’améliorèrent en rien l’état de l’enfant, qui perdit rapidement conscience. Désespérée et folle d’angoisse, elle enveloppa son fils d’une couverture, le prit dans ses bras et, telle une démente, se rua vers la cabane de la sorcière des bois, connue pour ses fameux remèdes.

« Ouvrez, je vous prie », supplia la femme devant la porte close. « Mon fils est mourant, aidez-moi ! » La porte s’entrouvrit et un visage anguleux, aussi ridé qu’un parchemin, apparut. Vêtue de noir de la tête aux pieds, la sorcière lui permit d’entrer.

« Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle calmement.

« Il a été mordu par un serpent noir, un des plus dangereux », hurla la mère.

« Faites-moi voir », dit la sorcière en découvrant le corps de l’enfant. À la vue de la morsure et de son emplacement, elle inclina sa tête et dit d’un ton amer : « Mère infortunée, votre enfant est perdu. Il n’y a rien que je puisse faire pour lui. L’unique espoir est d’aller chercher un remède chez le magicien qui vit de l’autre coté des bois. Le malheur est que vous ne pourrez jamais traverser la forêt et la rivière, ni affronter les nombreux dangers qui vous y guetteront.  Les bois sont connus pour être ensorcelés et la rivière ne laisse personne atteindre la rive opposée. Si vous réussissez à voir le magicien, il exigera de vous que acceptiez de contenter toutes ses requêtes bizarres ».

« Qu’importe ! Je ferai tout pour sauver la vie de mon fils », répondit la désespérée mère.

 « Dans ces conditions », dit la sorcière en recouvrant l’enfant de son drap, « vous feriez mieux de prendre ceci avec vous », et elle lui tendit un pain, une tranche de fromage, un broc plein d’eau et déposa dans ses bras ouverts l’enfant inconscient.

« Rappelez-vous de ne jamais regarder derrière vous, autrement, la forêt vous jettera un sort, vous perdrez instantanément la mémoire et serez incapable de retrouver votre chemin de retour ».

« Je ne regarderai jamais derrière moi », promit la femme en franchissant la porte.

« Ils font tous la même promesse sans jamais la tenir », marmonna la sorcière, sarcastique.

L’infortunée femme attaqua la route alors que le crépuscule envahissait la vallée. À la tombée de la nuit, le climat vira au mauvais, et les éléments se déchaînèrent ensemble, s’acharnant contre la pauvre créature. Elle avançait péniblement sous l’aveuglante bourrasque, et le vent furieux qui soufflait, lui hurlait combien elle était folle de s’aventurer en dehors de sa prairie. Mais, elle ne pouvait pas renoncer, elle ne pouvait pas laisser son enfant mourir, se répétait-elle. La neige en tourbillon entra dans le jeu et les gifles cinglantes du vent ralentissaient son avance. Elle atteignit cependant, la masse noire des bois.

« Où allez-vous femme ? », demanda un arbre géant.

« Je vais chez l’enchanteur. Mon fils est mourant et a besoin de ses potions magiques pour revenir à la vie ».

« Vous devez être folle. Aucun arbre ne vous permettra de pénétrer la forêt. Ils formeront une barrière infranchissable avec leurs branches et vous interdiront le passage », lui dit l’arbre.

« Aidez-moi je vous prie », le supplia-t-elle, fondant en larmes. « Je ferai n’importe quoi si vous me permettez de franchir les bois ».

« Feriez-vous tout ce que je vous demanderai », réitéra l’arbre.

« Oui, oui, tout ce que vous me demanderez. Aidez-moi seulement », répéta la pauvre femme.

« Bien, alors serrez-moi très fort dans vos bras, car je suis gelé par ce froid. Réchauffez-moi jusqu’à ce que la vie pénètre à nouveau mes branches et mes feuilles », dit l’arbre.

La femme déposa son enfant sur le sol, ôta son manteau qu’elle étendit sur les racines de l’arbre, et enlaça le tronc rêche, ignorant la morsure du gel et les griffes des branches sur sa peau et sa poitrine. Elle offrit son haleine chaude au cœur de l’arbre jusqu’à ce qu’elle le sente battre régulièrement.

« Oh, comme je me sens bien », dit l’arbre satisfait. « Regardez, mes feuilles commencent à reluire. Vous avez tenu votre promesse et j’honorerai la mienne », dit-il et en quelques secondes, un sentier s’ouvrit à ses pieds.

« Merci arbre », dit la femme en soulevant le doux fardeau de son bambin.

« Heureux d’avoir pu vous aider », répondit l’arbre.

Elle reprit sa marche épuisante sous le hurlement du vent, les tourbillons de neige et dans l’épaisse obscurité. Il lui semblait que son corps avait cessé de souffrir et qu’il ignorait stoïquement les morsures de l’ouragan.

Elle ne sut jamais combien de temps elle marcha à l’aveuglette jusqu’au moment où elle se retrouva au bord d’une rivière. Elle erra le long de sa berge à la recherche d’un point où le courant faiblissait, mais plus elle avançait, plus il lui semblait qu’il s’élargissait et grossissait. Elle regarda la rivière et lui dit : « Rivière, rivière, aidez-moi je vous prie à atteindre la berge opposée. Je ferai ce que vous me demanderez ».

« Tout ce que je veux », dit la rivière. « En êtes-vous certaine ? »

« Oui, oui, je vous le promets. Laissez-moi seulement continuer mon chemin vers l’enchanteur », lui dit la femme.

« Quels beaux yeux vous avez là », dit la rivière. « Ils brilleront mieux dans mes profondeurs ».

« Non, s’il vous plaît, pas mes yeux ! Si je vous les donne, je ne pourrai jamais atteindre l’enchanteur », s’écria la femme.

« Désolée », répondit la rivière, intransigeante. « C’est à prendre ou à laisser ».

La pauvre créature plaida, gémit, pleura, supplia, mais la rivière resta inflexible. Vaincue et exténuée, elle s’arracha les yeux et les déposa parmi les autres pierres qui gisaient dans le lit de la rivière.

Soudain, la rivière se divisa en deux pour former un passage à sec sur lequel la femme put finalement marcher et rejoindre la rive opposée. Mais elle ne voyait pas et ne pouvait non plus savoir quelle direction prendre pour aller chez l’enchanteur.

Perché sur la branche d’un arbre, témoin impassible, un corbeau noir avait assisté à toute la scène, et quand la femme posa pied sur la berge, il se planta devant elle et lui dit, « Je peux vous guider vers l’enchanteur, mais en échange je veux vos beaux cheveux ».

« Vous pouvez les avoir », répondit la femme, lasse et à bout de forces.

L’étrange couple se mit en route, progressant rapidement dans les bois. Ils marchèrent des heures, des jours, des semaines, des mois et peut-être des ans, mais ne trouvèrent jamais l’enchanteur. Le corps de l’enfant était depuis longtemps rigide et froid tout comme le tronc d’arbre qu’elle avait serré dans ses bras ; mais la femme ne perdit jamais l’espoir de trouver le magicien.

Entre-temps, elle avait vieilli, avait perdu ses beaux cheveux, ses yeux brillants comme des pierres précieuses, et son jeune corps de déesse était maintenant rabougri et ridé comme un vieux chêne. Sa jeunesse et sa beauté avaient disparu et avec elles, toutes ses espérances.

Un matin enfin, le corbeau qui la guidait, aussi vieux qu’elle l’était maintenant, entrevit à travers les branches épaisses, un brin de lumière. Il survola la cime des arbres, et là sous ses yeux émerveillés, le monde fabuleux de l’enchanteur s’étalait au creux d’un vallon fleuri.

« Femme », lui dit l’enchanteur, « je suis bouleversé par tout ce que tu as dû endurer inutilement. Aucun enchanteur sur terre ne pourra rendre une vie perdue, et ton fils était déjà mort quand tu vins voir la sorcière. Elle le savait, mais sa sagesse aussi lui prescrivait qu’aucune personne sur terre ne pourra achever le long et acharné voyage de la vie, sans que son cœur ne nourrisse un tant soit peu d’espoir. C’est pour cela qu’elle t’a envoyée si loin. Cependant, je peux exceptionnellement faire quelque chose pour toi. Je vais te faire visiter le paradis où les enfants se trouvent après leur trépas ».

« Mais je suis aveugle », répondit la femme. « J’ai laissé mes yeux dans le lit de la rivière ».

« Tu n’auras nullement besoin d’yeux pour voir, ni de mains pour toucher. Tu verras, toucheras, sentiras, entendras avec ton âme, car dans le monde où je te conduirai, tu n’auras nul besoin de ton corps ».

J’étais en larmes quand l’aveugle termina son conte.

« Êtes-vous la maman de l’enfant ? » la questionnai-je, perplexe.

Elle ne dit mot, mais en guise de réponse, elle me sourit, et son corps et son visage resplendirent dans le clair obscur de sa chambre. Elle avait simplement pris son envol vers le monde merveilleux de l’enchanteur, aux côtés de son enfant.

Thérèse Zrihen-Devir

 

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6 Commentaires

  1. Ce sont des contes étranges, qui contiennent une morale assez éloignée de notre univers.

  2. Merci Thérèse. Quelle coïncidence exagérée, quelle synchronicité dirait même Karl Gustav Young…J’avais commencé l’écoute de Miserere mei deus. Ce chant sublime m’a accompagné au fil de la lecture

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