“La France des ronds-points réclame une restauration de la souveraineté du peuple”

Le politologue Patrick Buisson est allé à la rencontre des “gilets jaunes” sur des ronds-points vendéens. Il analyse en exclusivité les racines profondes de l’insurrection.

Quelles peuvent être les conséquences politiques de cette séquence pour Emmanuel Macron ?

Nul ne peut prévoir à ce stade l’issue de la crise. Il n’aura fallu que dix-huit mois pour qu’Emmanuel Macron, habile bénéficiaire d’un dégagisme soft, devienne la cible privilégiée d’un dégagisme hard. Le choix qui a été fait par l’exécutif de chercher à délégitimer par tous les moyens le mouvement, y compris en instrumentalisant certains médias d’information continue, pourrait s’avérer un choix à haut risque et provoquer un choc en retour dont les conséquences seraient largement imprévisibles. D’ores et déjà, il nourrit, de la part des « gilets jaunes », un procès en illégitimité du chef de l’État, dont Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen avaient jeté les bases dès le lendemain de l’élection présidentielle. N’est plus légitime le pouvoir qui renonce ou s’avère impuissant à assurer les protections vitales des Français. N’est plus légitime celui qui transgresse la règle formulée par Pascal voilà plus de trois siècles : « Le propre de la puissance est de protéger. »

L’intervention présidentielle n’a-t-elle donc rien changé ?
Le désaveu du candidat Macron par le président Macron était attendu. Il achève de discréditer la parole politique dont on avait pourtant promis de restaurer l’éclat. En outre, cette demi-contrition ignore la dimension politique et sociétale d’un mouvement qui ne se limite pas à des revendications matérielles.

Que vous inspire l’acte IV de la mobilisation des « gilets jaunes » ?
Le vieux schéma marxiste de la lutte des classes est en train de connaître un explosif regain de vitalité. En fait, on assiste à la répétition générale de la Machine à explorer le temps, la fiction imaginée par H. G. Wells à la fin du XIXe siècle. Vivant seuls à la surface de la Terre, les Éloïs, descendants des classes dominantes, sont des êtres paisibles, oisifs et hédonistes qui doivent sans cesse se défendre contre les assauts répétés des Morlocks, créatures immondes et avatars dégénérés du prolétariat qui ne sortent de leurs bas-fonds que pour venir terroriser leurs anciens maîtres. Le spectacle est parfaitement réussi : M. Castaner trépigne, M. Juppé s’indigne, un psy parle de « pathologie de toute-puissance infantile », un observateur se hasarde à dénoncer une « barbarie à visage humain », un philosophe plus si nouveau que cela en appelle au « châtiment des factieux », on crie haro sur les « ploucs-émissaires » tandis que les commerçants du triangle d’or parisien invoquent le dieu Mammon pour que les Morlocks, qui avaient déjà osé profaner le « Black Friday », regagnent au plus vite leur trou avant les fêtes. Ce n’est pas gagné pour autant.

Les violences commises dans les manifestations vous inquiètent-elles ?
La violence prédatrice et la violence nihiliste sont les maladies opportunistes qui accompagnent tous les grands mouvements de révolte. Le chaos fait toujours remonter à la surface la lie de l’humanité. Hier canaille ; aujourd’hui racaille. Leur déchaînement, si abject et si condamnable soit-il, n’est que subsidiaire et ne doit pas nous faire oublier de quoi procède la violence sociale à travers notre histoire. La véritable fonction de cette violence-là n’est pas l’agression mais la résistance des classes opprimées à l’injustice qui leur est faite, à ce que Mitterrand appelait la « force injuste de la loi ». Autrement dit, ce processus au terme duquel la loi elle-même est source de désordre.

Les violences répétées vont-elles finir par délégitimer ce mouvement ?
C’est ce qu’espère M. Macron et c’est l’inépuisable recette des régimes confrontés à une situation qui leur échappe : se transformer en marchand de peur pour mieux mobiliser le si peu respectable parti de l’ordre, le parti de la trouille et des foies blancs, ultime recours de tous les pouvoirs aux abois.

J’observe que l’on a procédé le 8 décembre au plus grand déploiement de forces de police de notre histoire contemporaine ; 106 escadrons, 90 000 hommes sur le terrain : du jamais-vu ! Une rafle de près de 2 000 personnes sur des critères souvent très arbitraires. Qu’aurait-on dit si la droite avait agi de la sorte face aux mouvements de masse violents et incontrôlables auxquels elle a été confrontée à plusieurs reprises dans un passé récent ? On aurait crié à la provocation. On aurait dit que le pouvoir montrait sa vraie nature en ne répondant aux justes revendications populaires que par la répression policière. Parce qu’il est socialiste, M. Castaner, lui, n’a pas ce genre de scrupules.

Vous reprochez au ministre de l’Intérieur de maintenir l’ordre ?
Absolument pas. J’observe simplement que la situation est d’autant plus inquiétante que c’est la gauche qui a toujours exercé dans notre histoire le monopole de la violence légitime contre les classes laborieuses, requalifiées pour la circonstance en « classes dangereuses ». C’est Cavaignac qui écrase les barricades de 1848. C’est Adolphe Thiers qui en appelle à défendre la République contre la « vile multitude » et délègue au général de Galliffet le soin d’être le massacreur de la Commune (3 000 morts au cours de la « semaine sanglante »). C’est Clemenceau, le briseur de grèves, qui fait tirer sur les vignerons du Languedoc et sur les ouvriers à Vigneux et Draveil. C’est le socialiste Jules Moch, enfin, qui, lors des grandes grèves de 1948, fait charger les CRS contre les mineurs des Charbonnages du Nord. Sous couvert d’émancipation, le parti du progrès n’a jamais été très économe de la vie des petites gens.

Comment qualifier ce mouvement ? insurrection ? révolte ? révolution ?
Il était du plus haut comique, l’autre samedi, malgré la gravité des événements, d’entendre le secrétaire d’État Laurent Nunez flétrir un climat insurrectionnel et proclamer la République en danger. Comme si la République en France n’était pas née d’une insurrection – celle du peuple parisien envahissant les Tuileries le 10 août 1792 – et d’un coup d’État contre la Constitution de 1791. Comme si la Ve République elle-même n’était pas l’œuvre conjuguée du soulèvement de la rue algéroise et d’un coup de force appuyé par l’armée contre le régime des partis qu’incarnait la République précédente. L’histoire nous a appris – et c’est la grande leçon de juin 1940 – que ce qui est illégal n’est pas toujours rétrospectivement illégitime et que ce qui est légal n’est pas forcément légitime.

Le gouvernement l’a comparé aux mouvements des années trente…
Là encore, c’est un contresens d’une rare stupidité. Les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres avaient pour objectif de mettre fin au processus démocratique. Avec les « gilets jaunes », on assiste, au contraire, à une réactivation de l’idéal de démocratie directe. S’agissant du populisme, l’obscurantisme de la pensée conforme, soucieux de rétrécir toujours plus le spectre discursif, n’a voulu voir à travers ce mouvement que la protestation identitaire du peuple ethnos confronté à l’insécurité culturelle qu’engendrait la déferlante migratoire. Elle a délibérément ignoré, en revanche, l’autre dimension du populisme. À savoir la revendication du peuple dêmos en faveur d’une véritable démocratie, qui serait tout le contraire de la démocratie Potemkine par quoi notre système électoral impose la loi du petit nombre à la majorité des Français. Le populisme est un « hyperdémocratisme ».

Le fond de la colère, c’est la demande de démocratie ?
C’est en tout cas l’une des composantes essentielles du mouvement. Notre démocratie est malade parce que son mode de légitimation ne fonctionne plus et qu’une grande partie de nos concitoyens – cette France qui n’est heureusement plus invisible depuis qu’elle a revêtu le gilet jaune – a le sentiment d’être de plus en plus exclue du jeu démocratique. Comment en serait-il autrement quand les candidats protestataires plébiscités par les catégories populaires (Le Pen, Mélenchon, Dupont-Aignan, etc. ) rassemblent 48 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle mais n’obtiennent au total que 4 % des sièges dans l’Assemblée élue deux mois après ?

Hugo le fulgurant disait que « le suffrage universel en donnant un bulletin de vote à ceux qui souffrent leur ôte le fusil ». Mais alors qu’arrive-t-il quand plus de 27 millions de Français, persuadés que leur vote ne sert à rien, renoncent à en faire usage ? Il arrive que le suffrage universel ne pacifie plus les antagonismes, qu’il ne désamorce plus les conflits d’intérêts, qu’il n’accomplit plus le rôle d’amortisseur qui devrait être le sien. Quand il n’y a plus de guerre mimée, il y a sinon la guerre civile du moins un risque de guerre civile. Nous y sommes. Faut-il rappeler que la collection d’ectoplasmes qui siègent à l’Assemblée sous le nom de « La République en marche » forme la majorité la plus mal élue de toute l’histoire des législatives en France, avec plus de 57 % d’abstention ?

Comment et pourquoi ces Français-là retourneraient-ils aux urnes ?
Pierre Rosanvallon fait des « gilets jaunes » des « décrocheurs de la démocratie », alors que c’est notre démocratie postiche, ou si l’on préfère notre pastiche de démocratie, qui les a décrochés en les abandonnant sur le bord de la route. Cette France des ronds-points a fini par comprendre que la crise de la démocratie française était celle d’un système qui en usurpait le nom pour désigner la privatisation des moyens de gouvernement par une minorité résolue à imposer sa loi au plus grand nombre et à exclure le peuple du processus de décision. Cette France-là a pris conscience que n’importe quel autre mode de désignation, y compris le tirage au sort – c’est-à-dire le retour aux origines de la démocratie athénienne -, permettrait de redonner au peuple le sentiment qu’il participe ou est, pour le moins, associé au gouvernement de la cité. Cette France-là ne veut plus d’une démocratie réduite au formalisme de l’État de droit et à la défense institutionnelle des droits de l’homme. Ce qu’elle réclame, c’est une régénération de la démocratie, une restauration de la souveraineté du peuple comme unique principe de légitimation.

À cet égard, la revendication du référendum d’initiative populaire est centrale. Si l’on veut que la nation reste la grande solidarité qu’elle a pu être par le passé, ce « plébiscite de tous les jours » dont parlait Renan, le référendum est le seul outil susceptible d’en renouveler le pacte fondateur et de restituer au peuple sa dignité de sujet politique, acteur et maître de son destin. En quarante ans, les Suisses ont été consultés 215 fois, les Français six fois seulement. Ce qui nous laisse un peu de marge. Sans verser pour autant dans le cauchemar de la démocratie électronique permanente et instantanée.

Il y a bien d’autres dimensions à cette révolte des « gilets jaunes »…
Certes. Sa singularité est de combiner un imaginaire patriotique – jamais mouvement social n’aura été autant pavoisé aux cou leurs nationales -, un conflit de classes, une classique révolte antifiscale et un rejet du système. C’est cet alliage inédit qui opère un court-circuit dans les vieilles grilles d’analyse et perturbe les schémas réducteurs. Comme beaucoup, j’ai été frappé par la ferveur dont a fait montre ce peuple des ronds-points et ceux qui le soutenaient pour retisser le lien social, renouer avec des solidarités élémentaires, se réinscrire dans une appartenance communautaire, restaurer une sociabilité à base d’entraide et de fraternité authentique. Plus qu’une révolution, le mouvement est une restauration de tout ce qui constituait l’esprit de communauté avant que la conquête des droits individuels ne vienne restreindre l’expression de la volonté générale et détruire l’idée même du bien commun. En cela, il marque la volonté des Français les plus modestes de refaire société quand la mondialisation ne cesse d’emporter les classes privilégiées dans un séparatisme qui les désolidarise de plus en plus et à tous points de vue de la communauté nationale.

Que comprendre des revendications sociales ?
Bien que largement occultée par les médias, la demande d’une refondation de la politique sociale est au cœur du mouvement. Il suffit de parler cinq minutes avec eux pour comprendre que la critique de l’État providence est désormais portée, et avec quelle virulence ! par la France d’en bas. Cette France des territoires ressent cruellement l’inégalité de traitement qui lui est faite par rapport à la France des cités ou, pour reprendre la logomachie de la gauche, des « quartiers populaires ». L’injustice que représente la suppression de l’ISF leur est moins insupportable que l’iniquité foncière de la politique redistributive et que les dizaines de milliards déversés depuis des décennies par l’État au profit de la politique de la ville. La plupart ont le sentiment très vif que l’immigration non maîtrisée exerce une pression croissante sur notre modèle social, dont le premier effet est de les reléguer dans un statut d’allocataires de second rang.

Ces « gilets jaunes » penchent-ils à droite ou à gauche ?
En réplique systémique à la convergence des libéraux de toutes tendances qui a fait l’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017, le mouvement des « gilets jaunes » opère à la base la jonction entre populistes de droite et populistes de gauche, contribuant ainsi à sa manière à la démolition du clivage droite-gauche. Pour le comprendre, il faut relire encore et toujours Bernanos : « Il y a une bourgeoisie de gauche et une bourgeoisie de droite. Il n’y a pas de peuple de gauche ou de peuple de droite. » Il n’y a que le peuple de France.

Qui en tire profit ? Le Pen ? Mélenchon ?
Ni l’une ni l’autre. Marine Le Pen a humilié les catégories populaires en ne se montrant pas à la hauteur de la cause qu’elle prétendait défendre. Quant à Mélenchon, ses prises de position immigrationnistes l’empêchent d’élargir sa base populaire et le privent d’une stratégie alternative, seule à même de rassembler une majorité électorale. Il sera peut-être un jour le leader de la gauche qu’il aspire aujourd’hui à être, se revanchant ainsi du PS, mais ce sera au détriment de toute ambition présidentielle. Il est incontestablement le grand perdant de la séquence actuelle, à tel point que le gouvernement, qui en avait fait son opposant privilégié, lui a substitué Marine Le Pen dans le rôle d’épouvantail à modérés, gage jusqu’ici increvable de survie électorale. Par ailleurs, l’irruption brutale d’un tel mouvement à la fois sur la scène politique et sur le terrain social signe bien la fin des vieilles médiations partisanes et syndicales, totalement dépassées par l’événement. Celles-ci n’ont rien à espérer de la débâcle du macronisme, si ce n’est de subsister quelque temps encore à titre de buttes témoins de l’ancien monde.

https://www.valeursactuelles.com/politique/la-france-des-ronds-points-reclame-une-restauration-de-la-souverainete-du-peuple-101636

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7 Commentaires

  1. En fait les GJ,dont je suis, n’acceptent plus de devoir attendre cinq ans pour avoir une chance de faire entendre leur voix qui de toutes façons ne sera pas écouté.
    Ils n’acceptent plus les gens qui se prétendent leurs représentants, sans aucune légitimité, que ce soit des deputés ou des ministres et même un président, surtout si celui-ci ne fédère que les 2/10 de l’opinion.
    Ils n’acceptent pas non plus de représentant auto proclamé, du style de l’hypnotherapute qui sont achetables ou peut être même déjà vendus.
    Ils souhaitent que la « démocratie représentative » qui ne les représente pas soit remplacée par une démocratie participative du type votation suisse où les grandes décisions sont prises à la majorité majorée, par référendum.
    ( une décision prise à 60/40 est viable, à 51/49 elle est limite, à 20/80 elle est illégitime)
    Il faut soit une dissolution, assortie d’une proportionnelle intégrale et d’une réduction d’un nombre de députés, pour une mandature réduite à deux ans, ou bien suppression des deux chambres remplacée par des référendums.
    Et surtout plus de « moralisateurs «  grassement payés pour nous dire que faire et que penser.
    Est ce qu’en raison du terrorisme et de l’épuisement des forces de police la pression fiscale, les agios bancaires, les loyers, l’augmenration des produits alimentaires, les prix des carburants, les huissiers, l’immigration, l’islam, le hallal, les voiles, l’interdiction des creches, etc.. feront une pose?
    Une révolution ne s’arrête qu’après avoir vaincu ou été écrasée.

  2. – » la « force injuste de la loi ». Autrement dit, ce processus au terme duquel la loi elle-même est source de désordre. « –

  3. Quel homme brillantissime. A part un ou deux mots un petit peu savants, cet homme s’exprime d’une manière compréhensible par tous. Merci Christine de cet article qui redonne gout à l’espoir. L’Espoir !

  4. « Le propre de la puissance est de protéger. »
    Et non de laisser se promener dans la rue des milliers d’assassins en attente de passer à l’action.

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