Ivan Illich, en 1971, proposait de remplacer l’école par une société de “libre échange intellectuel” !

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Merci à Marvin de nous avoir proposé cet article -avec lequel je suis en total désaccord, j’expliquerai en note pourquoi- car il peut être le prétexte à un débat fort intéressant sur ce qu’est l’école, ce qu’est la culture, ce qu’est une société, ce qu’elles sont ou devraient être.

Christine Tasin

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La rentrée scolaire approche , c’est ce qui m’a poussée à ce retour sur le sujet de l’éducation .

Lors de ma première visite sur ce site , j’avais posté un commentaire à propos du nouveau ( et catastrophique ) programme scolaire destiné aux écoliers français .
https://resistancerepublicaine.com/2016/09/01/rentree-demandez-le-programme-arabe-et-maniement-du-clitoris/

En effet ce sujet me tient à cœur car le nivellement par le bas , la répression de la pensée individuelle , la violence des élèves entre eux et la médiocrité – voire l’indifférence totale – des professeurs je connais… je ne connais que trop bien .

Avoir le goût d’apprendre est indispensable. Cela peut nous permettre de nous construire en tant qu’individu , de nous forger notre culture et nos compétences personnelles…
Cela nous empêche de devenir une proie pour les manipulateurs de tout poil qui se servent de l’ignorance des uns et des autres pour servir leurs intérêts .
Mais avant toute chose cela peut s’avérer un vrai plaisir .

J’ai connu une école où ce plaisir était absent. Même si les années de primaire furent agréables, sans plus.

Avec le temps je pensais qu’en augmentant le niveau d’exigence du programme et en essayant de tirer les élèves vers le haut avec une discipline plus forte , l’école serait un lieu plus propice à la culture et à l’apprentissage .
https://resistancerepublicaine.com/2017/07/22/pistes-pour-une-restauration-de-lecole-de-la-republique/

Aujourd’hui je pense amèrement que je me méprenais et que le problème est plus profond que cela .

En lisant l’ouvrage « Une société sans école » de Ivan Illich publié en 1971 , je me rends compte à quel point son approche était novatrice et à quel point l’arrivée d’internet et de toutes ces voies d’accès à la culture dont nous pouvons bénéficier actuellement ne rendaient que plus pertinentes ses pistes pour une société où le savoir serait disponible pour tous et non plus aux mains d’une seule institution obéissant à un programme prédéfini par un ministère lui même suivant les consignes gouvernementales .

Un passage en particulier , un peu long je le crains , illustre parfaitement mon propos :

[ … ] Dans beaucoup d’universités, on tente de rassembler les étudiants en multipliant les groupes de travail, mais l’échec est inévitable, puisqu’ils demeurent sous la contrainte des programmes, des cours, prisonniers de la structure même de l’enseignement .
Ajoutons que les problèmes sont à l’avance posés et qu’ils s’inscrivent dans un cadre rituel rigide .
Face à l’institution scolaire, la meilleure solution de remplacement semble être, par conséquent, une sorte de réseau de communications culturelles que tout le monde pourrait utiliser, afin que ceux qui s’intéressent à une question particulière puissent entrer en rapport avec d’autres personnes qui manifestent, pour l’heure, le même intérêt .
Tâchons d’éclairer cette idée par un exemple concret .
Comment concevoir cette « union » intellectuelle dans une ville telle que New York ?
Chaque habitant pourrait, s’il le souhaitait, s’inscrire au service spécialisé moyennant un modeste abonnement . Supposons maintenant qu’un livre, un article, une émission, etc., ait attiré son attention et qu’il se sente concerné, qu’il veuille trouver un partenaire pour en parler .
Il communique alors son nom, son adresse, son numéro de téléphone, au « réseau de communications culturelles », et il indique le titre du livre, ou du disque, ou du film, ou la référence de l’article…
Ces renseignements peuvent être très rapidement enregistrés grâce aux ordinateurs modernes, et dans les jours qui suivent, sinon dans l’heure, il recevra une liste d’autres personnes qui ont donné la même référence .
Il sera, alors, à même de les joindre, de fixer une rencontre, pour parler de leur intérêt commun .
Le mérite de ce projet est sa simplicité que, bien sûr, on lui reprochera, que l’on jugera excessive, bien qu’il laisse l’initiative aux partenaires de fixer le moment, le lieu et la durée de leur rencontre, et qu’il leur permette une reconnaissance mutuelle sur la base d’une volonté commune de découvrir, de cerner une déclaration faite par un tiers ou d’aller plus loin .
Venons-en aux objections ; il nous faut en examiner trois qui présentent, je crois, l’intérêt d’aider non seulement à clarifier la théorie précédemment illustrée, mais à faire encore une fois toucher du doigt cette résistance profonde à la déscolarisation et le refus de libérer l’éducation des contrôles de la société .
De plus, elles nous aideront aussi à nous apercevoir de la présence de ressources dont nous ne soupçonnions pas qu’elles puissent nous servir sur le plan éducatif .
On nous objectera, tout d’abord, que cette façon de se reconnaître, de s’identifier, pourrait tout aussi bien se faire à partir d’une idée ou d’une question d’importance . A supposer que l’on utilise un ordinateur pour l’enregistrement de la demande, rien n’interdit de concevoir une proposition plus complexe que celle délibérément choisie d’un titre ou d’une référence . Certes, les partis politiques, les églises, les syndicats, les clubs, les centres culturels organisent déjà leurs activités éducatives de cette façon . Voyez comme alors ils ressemblent à l’école . Rassembler un certain nombre de personnes sur un débat sur un « thème » donné, cela se fait dans des séminaires, des cours, des programmes d’études, où l’on suppose que les participants ont des « intérêts communs », alors que ces intérêts sont en quelque sorte « pré-emballés », que la réunion suppose la présence d’un meneur de jeu, qu’elle s’organise autour d’une personnalité qui, d’autorité, définit le point de départ et l’ordonnance du débat .
Se retrouver, par contre , pour parler d’un livre, d’un film, etc., sans autre explication que celle du titre ou de la référence, laisse à l’auteur la définition du langage particulier, des termes, du cadre, dans lesquels se trouve posé un problème donné, ou un fait est énoncé . Par là, ceux qui acceptent ce point de départ disposent d’une possibilité d’identification mutuelle . Rassemblons un certain nombre de personnes pour débattre de la « révolution culturelle » et, le plus souvent, nous n’aboutirons qu’a la confusion et aux déclarations démagogiques . D’un autre côté, constituer une équipe dont les membres sont disposés à s’aider mutuellement pour comprendre un article de Mao, de Marcuse, de Freud ou de Goodman… s’inscrit dans la grande tradition de l’éducation libérale, depuis les dialogues de Platon construits autour de déclarations attribuées à Socrate jusqu’aux Commentaires sur les sentences de Pierre Lombard, de Thomas d’Aquin . Nous voyons donc que l’idée de rassembler autour d’un titre est d’une nature fondamentale différente de celle sur laquelle repose, par exemple, le « Club des grands livres » (Great Books Club), où l’on s’en tient à une liste d’ouvrages établie par quelque universitaire de Chicago .
La deuxième objection serait plutôt une question : pourquoi ne pas découvrir un peu plus son identité en fournissant des renseignements sur, par exemple, son âge, ses origines, ses opinions, ses compétences particulières, etc. ? Ces renseignements présentent l’inconvénient, comme nous l’avons vu, d’introduire une possibilité de sélection qui n’est pas sans danger, mais admettons, après tout, qu’il n’y ait pas de raisons évidentes pour écarter cette façon de procéder . Certaines de nos « universités » pourraient y avoir recours, alors même qu’elles utiliseraient la rencontre autour d’un titre comme méthode fondamentale . Je pourrais tout aussi bien imaginer un système qui encouragerait ces mêmes rencontres autour de l’auteur lui-même ou de son représentant, un autre qui garantirait la présence d’un conseiller compétent, un autre encore qui réserverait l’entrée à des étudiants inscrits ou à des personnes capables de présenter une recherche spécifique sur l’oeuvre en discussion . Chacune de ces restrictions servirait, me dira-t-on, quelque but éducatif particulier, mais je crains fort que la raison qui les inspire ne soit tout autre . Il faut dissimuler le mépris que l’on a pour autrui et qui vous souffle que « les gens sont stupides ! » ; au reste, les éducateurs sont là pour empêcher que l’ignorant rencontre son frère en ignorance devant un texte qu’ils ne peuvent pas comprendre : ils le lisent pour l’unique raison qu’il les intéresse !
Arrivons à la troisième objection : il faudrait aider nos gens désireux de s’instruire en facilitant leur rencontre . Il faudrait leur fournir, par exemple, des locaux, établir des horaires, leur garantir une protection — « discrétion. assurée », cela va sans dire ! Cette sorte d’aide, l’école d’aujourd’hui s’en charge assurément, bien qu’avec toute l’inefficacité qui est propre aux grandes administrations . Si nous laissons l’initiative entière à ceux qui simplement recherchent un partenaire, certains services qu’il ne viendrait à l’idée de personne de placer dans la rubrique éducative apporteraient une aide plus efficace : ainsi des restaurants, des maisons d’édition, des grands magasins, et même, pourquoi pas, les compagnies de chemin de fer, en particulier les trains de banlieue . Leurs directeurs, leurs gérants pourraient trouver là une possibilité de promotion, en facilitant ces rencontres éducatives . Imaginons le plus simplement du monde une première rencontre dans un café ; les partenaires pourraient se reconnaître en plaçant le livre dont ils désirent parler près de leur verre, ou utiliser tout autre signe de reconnaissance ou mot de passe ! On me dira que les risques sont grands de perdre son temps, de se trouver dans une situation déplaisante, etc., mais, à y bien réfléchir, les risques encourus sont-ils plus grands que ceux que l’on prend en décidant de s’inscrire à quelque université ? Voyons la scène : vous rencontrez un étranger dont vous tenez le nom d’un ordinateur, vous voulez parler avec lui d’un article lu dans une revue, vous êtes dans un café près de la 4éme Avenue ; êtes-vous dans l’obligation de rester plus longtemps qu’il ne faut pour boire un café, ou de le rencontrer à nouveau ? Par contre, vous trouverez peut-être la l’occasion de dissiper quelque peu l’atmosphère oppressante de la ville, de lier de nouvelles amitiés, d’ouvrir vos horizons, d’approfondir un travail que vous avez vous-même choisi… (A n’en pas douter, vous encourez le risque de grossir les archives du F.B.I. ; mais que cela puisse encore troubler quiconque en 1970 devrait faire sourire l’homme libre qui, par ailleurs, qu’il le veuille ou non, contribue à noyer nos fins limiers sous la masse de leurs rapports inutiles .)
A la fois, l’échange des compétences et ces rencontres de partenaires égaux se fondent sur la volonté de donner un sens véritable à l’expression « l’éducation pour tous » . Il ne faut pas qu’elle soit le prétexte à un enrôlement dans une institution monopolistique, mais qu’elle suscite cette mobilisation générale de la société, de la population tout entière, qui seule peut conduire à une culture populaire authentique .
C’est que le droit à l’instruction — le droit de tout homme de s’instruire ou de transmettre ses compétences — se voit retirer toute signification par la présence des enseignants diplômés .
Et, en retour, ces derniers sont frappés, puisque, eux, ils ne peuvent exercer leur compétence que dans le cadre de l’école .
De plus, la séparation est accomplie entre le temps du travail et celui du loisir . Qu’il soit tantôt spectateur, tantôt travailleur, l’homme va à son lieu de travail ou de divertissement, où il succombe à la routine que d’autres ont préparée pour lui et à laquelle il doit s’adapter .
Et ainsi sa vie est façonnée, son rôle social défini, dans un monde ou tout est prévu, conçu à l’avance, que ce soit les produits, le désir d’en jouir, ou l’instruction nécessaire à leur emploi .
Pour changer une société scolarisée, on ne saurait se contenter de définir d’autres processus d’éducation soumis à des règles différentes .
Cette volonté de changement implique, au contraire, une approche qui ne satisfasse pas à des règles, qui vise à une éducation où le fortuit, l’absence même de règles, aient leur rôle à jouer [ … ]

Je recommande vivement la lecture de cet ouvrage , d’autant plus salutaire en 2020 devant le naufrage intellectuel de nos institutions scolaires .

Pour finir sur une petite note musicale , je vous laisse ici profiter d’une chanson qui s’accorde au thème abordé et qui date de 1975 :

 

Note de Christine Tasin

Dire que je suis dubitative devant les propositions de Ivan Illich c’est peu dire… Non pas qu’une société sans “école” au sens où nous l’entendons me semble une hérésie. Au contraire, dans la situation actuelle de dirigeants dhimmis qui utilisent l’école comme outil de manipulation, ré-éducation des masses, ce serait la solution idéale, à condition que, à condition de… Je rêve d’ailleurs que tous les petits Français puissent, comme Montaigne, avoir un précepteur à domicile le matin pour y apprendre français, maths, histoire et quelques autres bricoles et courent les champs l’après-midi avec des copains. Mais c’est une autre histoire.

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D’abord, je crois que pour la majorité des gens (enfants comme adultes) il ne peut y avoir l’effort de l’apprentissage et de la connaissance, de la culture, même, que par la contrainte, surtout dans la société de loisir actuelle. Certes, la culture et le savoir étaient des objectifs évidents et incontournables chez les Athéniens de l’époque de Périclès, certes c’est un objectif indispensable pour la majorité des Juifs qui savent depuis plus de 2000 ans que la seule façon d’échapper au génocide c’est d’être brillant et donc utile ; certes, vous trouverez toujours des histoires de petit ouvrier ou berger analphabète travaillant jour et nuit pour savoir lire, pour savoir tout simplement. Mais chacun sait que ce sont des exceptions. La “nature” de l’homme , si tant est qu’il ait une nature, c’est la paresse, c’est de faire comme le Vendredi du Vendredi ou les Limbes du Pacifique  de Michel Tournier, passer ses journées dans un hamac en mangeant des noix de coco, ou, en version occidentale, avachi devant la télé en mangeant des pizzas au lieu de cultiver, construire, mettre des barrières, chercher, inventer, se trouver, améliorer le monde…

Alors, laisser le soin d’éduquer et instruire les gens à leur seule bonne volonté, à leur seule envie me semble plus que problématique, pour ne pas dire suicidaire ! Ces idées d’Illich me rappellent le nombre de fois où, en collège mes élèves de 3ème essayaient la révolte : mais, Madame, pourquoi c’est toujours vous qui choisissez les livres qu’on étudie ?

Elémentaire, mes chers Watson, parce que l’on ne peut pas choisir ce que l’on ne connaît pas… Et que mon métier, ou plutôt mon rôle de découvreur, de passeur… consiste à vous faire découvrir des livres, des poèmes…  qui font partie de notre héritage, de notre richesse, susceptibles de vous nourrir, de vous rendre heureux ou pas, de vous faire penser, de vous aider à grandir.Et vous ne saurez jamais, sauf hasard heureux ou famille cultivée qu’ils existent… sans l’école.

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Ensuite, l’idée de palabrer pendant des heures à propos des livres ou tableaux qu’on aime – ou qu’on n’aime pas-… mon Dieu ! Quelle horreur ! Et ce n’est pas comme ça qu’on se cultive, qu’on apprend, qu’on approfondit. On apprend davantage dans un livre lu en 2 h qu’en discutant pendant le même temps avec un illustre inconnu, sauf à avoir la chance de tomber sur un chercheur, écrivain, scientifique digne de ce nom qui soit, en sus… et c’est rare, un passeur, un partageur. Autrement dit, pour remplacer l’école, il faudrait juste se contenter de discuter avec ceux qui s’intéressent à la même chose que vous. A quoi ça sert ? Les clubs des amoureux d’écrivains, musiciens… ça existe déjà et ça n’a jamais eu la prétention de remplacer l’école ! Heureusement…

Bref, je n’ai pas envie de lire le livre d’Illich qui propose un projet de société ressemblant exactement à ce que je déteste et qui est le projet des mondialistes : des individus cherchant d’autres individus pour se caresser narcissiquement dans le sens du poil… indépendamment du reste de la société, de l’histoire du monde, de l’apprentissage, que dis-je, de l’initiation qu’est toute vie. Une fois qu’on a donné aux enfants ou aux jeunes ayant raté leur enfance le goût de chercher, de vibrer, de découvrir, d’apprendre, de se remettre en question… Et ça ça ne s’apprend pas au cours de rencontres informelles avec d’autres individus pris au hasard, sauf coup de chance. Et puis, le libre échange intellectuel ressemble tant au libre échange des mondialistes qu’il me donne envie de fuir à toutes jambes.

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4 Commentaires

  1. bonjour a tous et a toute ,
    j’aime beaucoup Ivan Illich , merci a Marvin pour ce partage . Ivan Illich tout comme jaques Ellul , étaient des décroissant (tout comme moi) et pardonnez moi @ Christine de vous contredire , mais je vous conseille au contraire de lire illich et Ellul car tout deux étaient des anti mondialiste (comme presque tous les décroissant d’ailleurs) de plus jaques Ellul était un grand ami de bat’ye or il a même préfacé un de ses livres.
    je vous assure Ivan Illich n’était pas mondialiste. natacha polony s’en réfère aussi.
    il y’a eu d’autres auteurs philosophes plus ancien aussi , qui avaient théorisés une école libre comme Pierre Kropotkine et jean Grave . dans les sociétés Amish aux états unis , ou l’école est faite par la communauté , certains kibouts en Israël aussi . j’ai eu l’occasion de rencontrer des jeunes issus de familles d’anciens hippies du Larzac et d’Ariège et l’école jusque a la primaire été faite a la maison , et les gars étaient très instruits et épanouis . moi par exemple je n’ai pas un bon souvenir de l’école , normal dans la banlieue de Marseille (même dans les années 80’s c’été pleins de racailles chez nous) voilà pourquoi j’ai arrêté l’école tôt.

  2. Vos élèves de 3èmes qui s’essayaient à la révolte , cela me rappelle que certains profs que j’ai connu à travers nombre de témoignage ,dont visiblement vous ne faites pas partie , deman daient à leurs élèves ce qu’ils voulaient lire en étude de texte. Invariablement cela tournait autour des faits de société plan plan ,genre la drogue ou l’IVG , jamais sur un grand roman . Le prof n’est pas là par hasard, mais en sont ils conscients eux mêmes?

  3. Bonjour,

    Merci pour ce dialogue.

    Pour une option contraire à Illich, il faut lire “l’âme désarmée” d’Allan Bloom …

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